Prise en charge des fausses routes en gériatrie

44 | (actualisé le ) par Michel

Les fausses routes sont une obsession pour tous les soignants. On comprend bien pourquoi : c’est un phénomène relativement fréquent, qui expose à deux risques essentiels :
- Les infections respiratoires.
- La mort par asphyxie.

Commençons par détailler cela.

POURQUOI Y A-T-IL DES FAUSSES ROUTES ?

Disons pour faire vite que chez l’homme, comme chez tous les mammifères, le nez est situé au-dessus de la bouche, alors que la trachée se trouve en avant de l’œsophage. Il s’ensuit que les voies respiratoires et les voies digestives doivent se croiser, ce qu’elles font au niveau de ce qu’on appelle précisément le carrefour pharyngo-laryngé. Cette particularité anatomique peut sembler une complication inutile ; mais il faut remarquer que s’il en allait autrement, si les voies respiratoires et digestives ne se croisaient pas, il serait impossible de respirer par la bouche, et tout rhume serait mortel. Toujours est-il que les voies se croisent, et qu’elles fonctionnent au prix d’un mécanisme compliqué d’aiguillage grâce auquel quand on respire l’air ne va pas dans l’estomac et quand on avale les aliments ne vont pas dans les poumons.

Le mécanisme de déglutition est un mécanisme automatique mais qui n’est que partiellement réflexe : je déglutis quand je le décide, mais une fois que j’ai déclenché le mécanisme de déglutition il se déroule de manière indépendante de ma volonté. Chacun peut en faire l’expérience tous les jours. D’autre part je déglutis quand je le décide mais on sait bien que ce n’est pas tout à fait si simple, et que si l’acte de déglutition est volontaire il peut aussi se produire inopinément, spécialement quand notre attention est détournée par un événement inattendu (c’est ainsi qu’on s’étrangle de rire).

Remarquons en passant que la respiration est aussi un phénomène qui n’est pas aussi réflexe qu’il n’y paraît : bien sûr dans l’essentiel de la vie nous ne pensons pas à respirer, et nous ne contrôlons pas cette fonction. Mais chacun d’entre nous peut à volonté décider de ralentir, accélérer, suspendre sa respiration, ce qui montre bien la différence avec, par exemple, l’activité cardiaque, sur laquelle la quasi-totalité d’entre nous ne sait exercer aucun contrôle.

Pour que la déglutition se passe bien, il faut que l’entrée de la trachée soit provisoirement fermée, et que simultanément le contenu de la bouche soit propulsé vers l’œsophage. Il faut que ces deux actions soient synchronisées, car comme on ne peut rester longtemps sans respirer l’orifice de la trachée ne peut rester obturé longtemps. La fausse route survient donc quand, pour une raison ou pour une autre, le mécanisme de déglutition est perturbé :
- Soit que l’orifice de la trachée ne se ferme pas.
- Soit que le contenu de la bouche ne se propulse pas dans l’œsophage.
- Soit que les deux ne se produisent pas en même temps.

Autant dire que les causes de fausses routes sont multiples, et qu’il ne serait guère sérieux de vouloir les prendre en charge si on n’a pas compris ce qui se passe. Comme l’objectif de cet article n’est pas de faire un exposé complet, on va se borner à quelques exemples.

Pour que l’orifice de la trachée se ferme il faut que l’ensemble du système de fermeture soit en état de fonctionner. Cette intégrité peut être compromise lors de maladies neurologiques, ou lors de cancers ; mais la cause la plus fréquente, au moins à titre de facteur aggravant, est tout simplement la mauvaise installation du patient et du soignant. Il suffit pour s’en rendre compte d’essayer d’avaler un comprimé en position couchée… Il est crucial pour limiter le risque de fausse route d’installer le patient en position assise, le dos bien droit, les pieds au sol, et le cou plutôt en flexion. Naturellement il est indispensable de procéder à un examen médical pour essayer de détecter les autres causes ; mais il faut bien admettre que cet examen est difficile, souvent décevant, et que rares sont les médecins qui y sont formés. Du coup les fausses routes sont prises en charge comme tant d’autres situations, par exemple les escarres : on traite le symptôme sans considérer qu’il a une cause, et que faute de traiter la cause on compromet gravement les chances d’en venir à bout.

Pour que le contenu de la bouche soit propulsé dans l’œsophage, il faut évidemment là aussi un système en bon état. La langue joue un rôle essentiel, qui là aussi pourra être perturbé par un cancer ou un trouble neurologique. Mais il faut aussi que la bouchée soit correctement préparée, ce qui suppose par exemple une mastication adéquate et une salivation efficace.

Pour que les deux phénomènes soient synchronisés il faut que rien ne vienne perturber le mécanisme. On va encore moins détailler ici tant les causes sont multiples et complexes ; par contre il faut insister sur le fait que le succès de la synchronisation dépend étroitement de facteurs environnementaux : avaler de travers est le résultat d’un défaut de synchronisation. C’est dire assez que le succès d’une déglutition suppose une ambiance calme, détendue, un rythme lent, posé et progressif, dont il faut bien reconnaître qu’ils ne constituent pas le quotidien de établissements de soins. Allons plus loin : plus la déglutition est difficile, plus elle devient volontaire, comme on le constate quand on essaie d’avaler un comprimé un peu gros et sans eau. Les malades qui ont un trouble de la déglutition le savent (la question du niveau de conscience, autrement dit celle de savoir si cette conscience est implicite ou explicite, n’a pas à être posée ici), et ils prennent leurs précautions ; c’est ainsi que les soignants se trouvent souvent face à un patient qui garde l’aliment dans sa bouche et le fait tourner indéfiniment sans avaler ; et le soignant qui rapporte la situation commente : « On dirait qu’il n’a plus l’idée d’avaler » ; mais ce n’est pas cela : en réalité il s’agit d’un patient qui, confusément ou non, sait qu’il fait des fausses routes, et s’il n’avale pas c’est parce qu’il a peur de le faire ; la pire des attitudes est alors de chercher à brusquer les choses.

QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DES FAUSSES ROUTES ?

Les fausses routes ont trois conséquences essentielles.

La première est l’infection : l’appareil pulmonaire est conçu pour recevoir de l’air et rien d’autre. Tout ce qui y pénètre et n’est pas de l’air constitue un corps étranger. Pour plus d’une raison ce corps étranger va déclencher un mécanisme de défense par inflammation, et cette inflammation va s’infecter. Remarquons que cette infection dépend largement de l’intensité de l’inflammation, et que cette inflammation dépend à son tour de la nature du corps étranger. C’est ainsi qu’une fausse route à l’eau a rarement des conséquences notables ; on n’en dira pas forcément autant du gélifiant qu’on met dans l’eau pour l’épaissir, et qui certes permet d’éviter un grand nombre de fausses routes mais qui rend plus dangereuses celles qu’on n’évite pas. Ces infections d’inhalation se traitent ; mais elles sont en moyenne plus graves que les infections respiratoires classiques, et le fait qu’elles se répètent rend la situation encore plus dangereuse ; et malheureusement il faut bien admettre que c’est pour ces malades un mode habituel de décès.

La seconde est l’asphyxie. Elle se produit quand la fausse route concerne un élément alimentaire suffisamment volumineux pour boucher l’ensemble de l’arbre respiratoire ; cette obstruction se produit en général au niveau du larynx, plus rarement de la trachée. Le risque d’asphyxie liée à une fausse route est caractéristique de beaucoup de problèmes médicaux : il s’agit à l’évidence d’une possibilité dramatique, car le risque de mourir (et dans des conditions que nous nous représentons comme particulièrement pénibles) est majeur, mais rarissime. Dès lors on se partage en deux camps : ceux qui pensent que, de tels accidents étant terribles, tout doit être fait pour les éviter, et ceux qui pensent que, ces accidents étant rares, il ne faut pas tout subordonner au risque qu’ils représentent.

Mais la troisième conséquence, celle qu’on oublie toujours, est la dénutrition. Elle est pourtant centrale dans la prise de décision : quelle que soit la situation, la question qui doit toujours être posée est celle-ci : quels sont les objectifs nutritionnels ? Pour le dire rapidement les choses ne se posent pas de la même manière chez un malade en extrême fin de vie, et chez qui la préoccupation nutritionnelle est futile, et chez un sujet, certes âgé, mais au fort désir de vivre, pour qui une attitude agressive, incluant une réflexion sur l’alimentation artificielle, sera justifiée pourvu qu’on n’attende pas trop.

DE LA THÉORIE À LA PRATIQUE :

Pas plus que pour la partie théorique de cet article je ne me soucie ici de présenter un exposé complet. Tout ce que je cherche à faire est de donner quelques exemples de la manière dont il faut raisonner.

Quand un malade pose un problème de fausse route, la première chose à faire est de quantifier l’événement. Il ne faut jamais oublier que la fausse route est une situation en soi banale, et que chacun d’entre nous en fait plus ou moins régulièrement l’expérience. Or les soignants confrontés à des fausses routes ont une fâcheuse tendance à surréagir, et à traiter tout incident, si minime soit-il, comme une catastrophe.

D’un côté on peut le comprendre :
- Par exemple je viens d’écrire que la fausse route est une banalité, et qu’elle survient aussi bien chez un sujet en pleine forme que chez un malade ; mais on n’aura pas tort de me rétorquer que ce qui est banal chez un sujet en pleine forme ne l’est pas forcément chez un sujet malade ou affaibli.
- Ou encore le soignant est placé de fait en position de responsabilité vis-à-vis des personnes qui lui sont confiées, ce qui implique une vigilance particulière. Le problème est que ce devoir de vigilance ne suffit pas à expliquer le profond sentiment de culpabilité qui structure son comportement. Il faudra bien un jour s’atteler à cette question de la culpabilité du soignant.

Mais d’un autre côté, comment ne pas voir que, relativement aux fausses routes comme à tant d’autres situations, le professionnel organise son intervention sur le mode signe-diagnostic-traitement, c’est-à-dire sur le modèle de la démarche du médecin ? De cela aussi il me faudra parler un jour : les soignants ne regardent pas le médecin sans envie, il y a toujours une tentation (là aussi il me faudra bien un jour parler du rôle propre et du diagnostic infirmier) de montrer que, au moins dans certains domaines, ils sont tout à fait capables de faire comme les médecins, ce qui est vrai bien plus qu’ils ne le croient eux-mêmes, mais probablement pas dans les domaines qu’ils croient. Et la fausse route est le modèle de ces situations : c’est le soignant qui la constate, et non le médecin ; c’est le soignant qui pose l’indication d’une mesure à prendre, et qui préconise un changement de texture des aliments, et dans bien des cas il est autonome dans la mise en œuvre de cette préconisation ; bref il a eu le rôle du médecin. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi l’étape, pourtant cruciale en cas de fausse route, de l’examen du malade, est presque toujours éludée : cet examen constituerait un temps purement médical, un empiétement du médecin dans une démarche qui doit pour le soignant rester son pré carré, et bien souvent il ne fait pas bon pour le médecin intervenir, ou avoir un avis, sur les décisions prises. Le comique, si on peut dire, de l’affaire, est qu’il suffirait de former les soignants à l’examen du malade qui fait des fausses routes pour avoir une prise en charge parfaite, ce qui aurait en outre l’avantage de leur reconnaître pour le coup une authentique compétence médicale.

Le plus souvent la conclusion du soignant est qu’il faut, et d’urgence, changer la texture de l’alimentation. Et cette décision présente trois caractéristiques au moins.

La première est qu’elle est très précise : on a le choix entre quatre textures :
- Entier.
- Haché.
- Mouliné.
- Mixé.
Ce qui correspond à quatre méthodes de préparation. On constitue ainsi une échelle, sur le modèle des multiples grilles et tests dont on se sert quand on est médecin. Le problème est qu’on ne m’a jamais montré l’arbre de décision qui permet de choisir de manière fine, objective, rigoureuse, entre chacune de ces textures.

La seconde est que ce changement de texture n’est pas si facile à poser en logique. La texture en effet est affaire de mastication : nous mangeons des aliments entiers et nous les réduisons en une sorte de bouillie plus ou moins onctueuse avant de les avaler. La modification de texture a donc un sens évident chez les sujets qui, pour une raison ou pour une autre, n’arrivent plus à mastiquer correctement. Mais c’est là une question différente, et avant de changer la texture alimentaire d’un patient qui fait des fausses routes il faut se demander si ces fausses routes sont ou non liées à un défaut de mastication. Cela peut être le cas, mais demande à être discuté à chaque fois. Il est faux de penser que les aliments mixés se déglutissent plus aisément que les autres, et si l’on peut concevoir que le risque d’obstruction des voies respiratoires est plus important avec des aliments entiers, on sait bien que les fausses routes aux liquides sont plus fréquentes que les autres… La seule chose qui soit certaine c’est que le mécanisme de déglutition s’adapte automatiquement à la texture, ce qui rend particulièrement dangereuses les textures inhomogènes ; la pire chose qu’on puisse donner à un malade qui fait des fausses routes, c’est le yaourt avec des morceaux de fruits ; ou la garbure.

La troisième est que ce changement de texture aboutit en général à un bon résultat : le malade ne présente plus de fausses routes. On a seulement oublié que dans la plupart des cas on s’est alarmé trop tôt, la fausse route était épisodique et c’est pour cela qu’elle ne s’est pas reproduite. Belle application du théorème de Nasreddine :
- Nasreddine, pourquoi mets-tu des pierres blanches autour de ton jardin ?
- Pour éloigner les chacals.
- Mais… il n’y a pas de chacals par ici.
- Tu vois bien !

La salive est indispensable à la confection d’un bol alimentaire de bonne qualité. C’est dire assez que l’examen de la bouche est un temps fondamental. On vérifiera la dentition, bien sûr ; on éliminera la présence d’une mycose ; on contrôlera le réflexe du voile etc. ; mais surtout on évaluera l’humidité des muqueuses, et si elles sont sèches on aura au moins le réflexe de regarder l’ordonnance.

Quand le malade est en difficulté pour avaler il arrive qu’on décide une alimentation à la seringue. On utilise pour cela une grosse seringue qu’on remplit d’un nutriment, pour le coup liquide, qui peut être un substrat alimentaire industriel ou une soupe, une purée liquide, etc. Et on dit que par ce moyen on va se prémunir contre les fausses routes. Le problème est que cela n’a pas de sens. Car il y a deux énormes inconvénients :
- Le premier, et qui n’est pas anecdotique, est qu’on introduit dans la bouche du malade un objet rigide, dont il n’est pas possible de contrôler finement la position. La fréquence des lésions traumatiques de la bouche dans ces situations est attestée par des études dont la solidité ne saurait être mise en doute.
- Mais le second est encore pire. C’est que dans cette technique le soignant injecte dans la bouche une certaine quantité de liquide, et c’est lui qui décide quand il le fait, et quelle quantité il va injecter. Or rappelons que le point crucial de la déglutition est la synchronisation des événements ; il est donc très dangereux de mettre un aliment dans la bouche du malade à un moment où il ne s’y attend pas.

L’alimentation à la seringue est donc à très haut risque de fausse route. Et le paradoxe est encore plus complet quand on considère qu’il existe une solution alternative parfaite : c’est le biberon, grâce auquel c’est le patient qui décide quand il remplit sa bouche, et donc quand il avale en sécurité. On reste sidéré devant le fait que le biberon n’est pour ainsi dire jamais utilisé, et encore plus devant le fait que s’il ne l’est pas c’est presque uniquement à cause de la réticence des soignants : « Vous n’y pensez pas, ce serait humiliant, dégradant ». Il y aurait là matière à épiloguer longuement tant cette réponse est fascinante. Notons seulement que :
- La question pour le soignant ne doit pas être de savoir si c’est humiliant mais si c’est efficace.
- On a du mal à concevoir en quoi le soignant juge dégradant de donner le biberon à une vieille personne alors qu’il vient de changer sa couche. Mais c’est sur ce point que, justement, il y aurait à épiloguer.

Enfin, quand les fausses routes posent tant de problèmes qu’elles viennent compromettre dramatiquement le statut nutritionnel, on en vient à se poser la question de l’alimentation artificielle. Je ne la reprendrai pas ici, me contentant de rappeler les points qui me semblent les plus cruciaux :
- Il n’y a pas de sens à mettre en place une alimentation artificielle chez un patient âgé dont le pronostic vital est engagé à court, voire à moyen terme.
- Il est particulièrement difficile chez le sujet âgé d’obtenir avec une alimentation artificielle un équilibre nutritionnel satisfaisant.
- L’alimentation intraveineuse suppose une logistique importante, et ne peut se concevoir que moyennant un état cardiaque satisfaisant, ce qui est rarement le cas.
- La sonde gastrique crée une situation où par définition on laisse béants le pharynx et le cardia. Autant dire que les risques de reflux gastro-oesophagien et de fausses routes sont majeurs, et qu’on crée ainsi le problème qu’on voulait éviter. Même la gastrostomie, réflexion faite, ne diminue pas de manière convaincante le risque de fausse route.

Tout cela conduit à dire que les indications de l’alimentation artificielle chez le sujet âgé sont confidentielles.