Les régimes chez le sujet âgé.

10 | par Michel

Le plus souvent il est absurde de mettre une personne âgée au régime.

On ne rappellera jamais assez qu’en matière d’alimentation le pire danger qui guette la personne âgée est la dénutrition. Autant dire que toutes les autres considérations doivent plier devant la principale obligation : il faut que la vieille personne mange. Et pour qu’elle mange la première condition est qu’elle en ait envie, ce qui suppose qu’elle y trouve du plaisir.

Pourquoi y a-t-il tant de personnes âgées au régime ?

On concède volontiers qu’il y a des arguments médicaux pour proposer un régime ; la diététique n’est pas une discipline vaine. Mais quand on remarque le nombre de personnes âgées soumises à des restrictions alimentaires de tous ordres, on est vite amené à se dire que l’irrationnel a sa place dans cette histoire, et on en vient tout aussi vite à s’interroger sur les motivations des professionnels.

Ce n’est pas le lieu de s’y étendre ici, et on se bornera à quelques notes sur les enjeux symboliques et psychologiques de l’alimentation.

Enjeux symboliques tout d’abord. La fonction de soignant est une fonction de maternage [1], et la mère est celle qui nourrit. C’est pourquoi le soignant a autant de mal à envisager que la nourriture qu’il donne pourrait constituer un danger ; il n’est que de voir à quel point on surestime le danger lié aux fausses routes, et à quel point les précautions prises pour les éviter sont exagérées. C’est pourquoi aussi le refus de nourriture est à ce point dramatisé par ces mêmes soignants : la mère ne saurait accepter de gaieté de cœur qu’on lui refuse ce don qui vient du meilleur d’elle-même [2].

Enjeux psychologiques ensuite. La mise au régime est une prise de pouvoir, d’autant plus importante qu’en institution la personne âgée ne décide pas de ce qu’elle mange [3], ni de l’heure ou du lieu où elle va manger. En instituant des contraintes supplémentaires le soignant parachève sa prise de pouvoir en rajoutant sa propre autorité à celle de l’institution. Il y a ainsi les régimes décidés par le médecin (souvent sans aucune concertation avec l’équipe), mais il y a aussi les régimes demandés par l’équipe ; et il y a encore les mesures diététiques de tous ordres que l’équipe institue seule, s’attribuant ainsi une autonomie de décision au nom de son "rôle propre". En outre on serait surpris d’apprendre qu’en aucun cas cet autoritarisme plus ou moins soft ne fait écho à ce que dans son enfance le soignant a pu subir d’ukases alimentaires de la part de sa propre parenté.

Mais voyons les régimes [4].

Le régime sans sel :

Le régime sans sel est le plus populaire de tous les régimes. Il n’est même pas rare que la personne âgée elle-même le considère comme allant de soi à partir d’un certain âge, au même titre que les biscottes.

Il y a des justifications au régime sans sel : essentiellement c’est une mesure de lutte contre l’hypertension artérielle, dont on sait la fréquence et la nocivité chez le sujet âgé. Et on sait que chez l’insuffisant cardiaque il existe des épisodes de décompensation provoqués par des abus de sel.

Mais ces justifications sont-elles suffisantes ?

La première raison pour dire non est celle qui a été exposée en commençant : si le régime sans sel devient anorexigène, alors le sujet âgé mourra bien plus vite de sa dénutrition qu’il ne serait mort de son hypertension ou de son insuffisance cardiaque.

La seconde raison est qu’il faut être méfiant vis-à-vis des mesures trop sévères : certes l’hypertension est une manière de placer le cœur en surrégime, ce qui le fatigue ; il en va de même de la rétention d’eau induite par l’excès de sel. Mais il ne faut pas oublier que le sujet âgé a aussi des vaisseaux moins efficaces, souvent moins perméables, et qu’une bonne irrigation des tissus, notamment le cerveau, demande que la pression sanguine ne soit pas trop basse :
- Trop de pression artérielle fait courir un risque d’hémorragie cérébrale.
- Mais trop peu de pression expose au bas débit cérébral.

Il en résulte que la stratégie doit être parfaitement adaptée : il n’est pas bon de trop faire baisser la tension. L’hypotension orthostatique est un fléau en gériatrie, et on ne compte plus les cols du fémur qu’on a brisés à trop vouloir protéger les malades contre un accident vasculaire cérébral.

La troisième raison qu’avant de prôner les régimes sans sel abusifs il faudrait étudier mieux qu’on ne l’a fait les conséquences des carences en sel, si fâcheuses chez le sujet âgé.

Mais alors, comment s’orienter ?

Redisons d’abord que le régime sans sel a sa place dans deux situations :
- En début de traitement dans l’insuffisance cardiaque.
- Parfois, chez certains malades très graves pour lesquels il n’y a pas d’autre solution.

Rappelons aussi que les habitudes alimentaires de notre civilisation font que nous consommons tous trop de sel. Le régime normal est un régime peu salé.

Mais cela dit, réaffirmons aussi que dans le cas général le régime sans sel est abusif.

C’est le rein qui est chargé d’éliminer le sel en excès. Et il le fait en le diluant dans de l’eau. Toute perte de sel induit une perte d’eau, toute rétention de sel induit une rétention d’eau.

Il faut donc se demander si le rein du malade est capable d’éliminer le sel en excès. Nous avons pour cela un moyen très simple qui est de faire doser le sodium dans un échantillon d’urine. Cela ne donne pas une vision complète du statut rénal de la personne âgée mais cela suffit amplement pour avoir une idée du risque.

Il faut ensuite se donner les moyens de surveiller la situation. Et il suffit pour y parvenir de peser le malade. Car les variations rapides de poids ne sont pas liée aux apports caloriques mais aux apports d’eau, et nous venons de dire que l’eau est liée au sodium. Un patient qui grossit en quelques jours est un patient qui retient de l’eau, et la première raison pour laquelle il retient de l’eau est qu’il retient le sodium. Par contre un sujet dont le poids est stable n’a aucune raison de voir questionner son statut sodé.

Les seules mesures admissibles dans le cas général sont donc :
- Rester à des apports sodés raisonnables, c’est-à-dire un peu au dessous de ce qui se fait spontanément dans notre culture.
- Vérifier la capacité du rein à éliminer le sel.
- Surveiller la courbe de poids.
- Se souvenir que les principales sources de sel sont les plats industriels, et notamment les conserves, même sucrées.
- Être très prudent vis-à-vis des plats très salés (morue, harengs, crackers).
- Se souvenir qu’un écart de régime se compense aisément en majorant pendant quelques jours la dose de diurétiques.

Le régime diabétique :

Le régime diabétique a encore moins de sens que le régime sans sel.

Rappelons tout d’abord que le régime diabétique n’existe pas. Le régime diabétique est un régime normal. Mais tout comme notre civilisation mange trop salé, elle mange trop sucré. Le diabétique est donc un malade qui doit manifester vis-à-vis du sucre une certaine réserve. Pour autant il est interdit d’interdire.

Le diabète expose à deux sortes de dangers :
- A court terme, c’est le risque de coma diabétique. Le coma ne peut se produire pour une glycémie inférieure à 4 g/l.
- A long terme, c’est le risque des complications liées à l’agressivité du sucre sur les vaisseaux. Mais ces complications ne surviennent que sur le très long terme [5].

Il ne faut pas cependant en oublier un troisième : l’hypoglycémie, fréquemment causée par des restrictions alimentaires intempestives. Le cerveau âgé tolère très mal l’hypoglycémie, et les comas hypoglycémiques sont fréquemment suivis de séquelles irréparables.

Alors que faire ?

Le diabétique âgé doit manger de tout. Il n’a pas d’autre précaution à prendre que celles qu’il faudrait prendre pour tous les humains. Notamment il n’y a aucun danger pour lui à manger un plat très sucré, pourvu que ce ne soit pas tous les jours.

Il existe des sucres "lents", qui sont les amidons, les farineux de tous ordres, et des sucres "rapides", qui sont les sucres proprement dits [6]. Ce qui pose problème ce sont les sucres rapides ; or il semble bien que quand ils sont absorbés avec des sucres lents les sucres rapides deviennent lents. Autrement dit :
- Une tartine de pain est du sucre lent.
- Une cuillère de confiture est du sucre rapide.
- Une tartine de confiture est du sucre lent.

Il peut y avoir là une précaution simple.

Quant à la surveillance, elle est élémentaire :
- Au lieu de priver la personne âgée de son dessert dominical, il vaut mieux lui faire une glycémie deux heures après le repas. On constatera alors qu’on ne constate rien d’autre qu’une variation insignifiante [7]. Et si par extraordinaire la glycémie montait plus haut il serait fort simple d’augmenter temporairement l’insuline [8].
- Le poids est un élément essentiel de la surveillance de tout diabétique. En permettant à l’organisme d’assimiler les sucres, l’insuline permet de grossir. Il n’est pas bon qu’un diabétique soit en surpoids, et même si ce point est bien plus délicat à traiter chez le sujet âgé, même s’il n’y a pas toujours moyen de faire autrement, on a raison de se préoccuper du poids.

Le régime contre le cholestérol :

La personne âgée, le plus souvent, est âgée. Cela veut dire que la manière dont elle a mangé jusqu’ici lui a permis d’arriver à l’âge qu’elle a.

Or s’il est possible de devenir diabétique à 80 ans, s’il est possible de devenir hypertendu à 80 ans, on ne devient pas dyslipidémique à 80 ans. Le malade qui a du cholestérol à 80 ans en a depuis longtemps.

Et le cholestérol est un facteur de risque. Si à 80 ans ce facteur de risque ne s’est pas exprimé, il n’y a aucun sens à penser qu’il va se mettre à le faire ensuite.

Le bon sens doit donc prévaloir : une fois rappelé que, tout comme pour le sel et le sucre, notre civilisation ferait bien de limiter ses apports en produits dangereux en termes de cholestérol, les seules précautions que la personne âgée doit prendre sont celles qu’elle a toujours prises.

Les exclusions alimentaires :

Sous ce terme, nous désignons tous les interdits partiels qu’on découvre dans les données infirmières sous forme de "ne supporte pas..." ; ces données sont inscrites, soit parce que le malade l’a signalé, soit parce qu’un soignant l’a observé. Ces interdits sont très souvent des interdits intestinaux.

Et sur ce point il faut être prudent.

Car nous savons bien ce qu’il en est : un patient mange quelque chose, il est indisposé, donc il est indisposé parce qu’il a mangé ce quelque chose. Or la relation de causalité est tout sauf évidente, et l’indisposition peut fort bien être due à tout autre chose.

Toujours est-il qu’on évince l’aliment suspect.

Le problème, c’est qu’un intestin, pour fonctionner correctement, a besoin d’une alimentation variée. Si on exclut un aliment, on augmente le risque d’intolérance à un autre aliment. On arrive ainsi fréquemment à créer de toutes pièces des intestins qui, effectivement, ne supportent plus que les pâtes et le riz, et qu’il faut alors rééduquer patiemment.

Il faut donc être très pragmatique.
- Il y a des intolérances alimentaires, mais elles sont rares.
- Si la nonagénaire a décidé qu’elle ne supporte pas le chou rouge, il n’est guère réaliste de penser qu’on la fera changer d’avis.
- Mais si l’équipe constate qu’un mets donné semble avoir entraîné une intolérance, elle devra s’astreindre, avant toute conclusion, à renouveler l’expérience, éventuellement à moindres quantités, éventuellement après un temps de repos. Il est très dommageable d’empiler sans preuve le restrictions alimentaires.

Conclusion :

- La plupart des régimes ne sont rien d’autre que des abus de pouvoir.
- Toute mesure diététique doit être fondée sur l’expérience, et cette expérience doit concerner la personne qui fera l’objet de cette mesure : la charlotte aux fraises n’est pas interdite aux diabétiques ; il peut se faire qu’elle soit interdite à ce diabétique.
- Le dogmatisme n’a pas sa place en médecine.

Notes

[1C’est encore moins le lieu ici de s’interroger sur les aspects sexistes d’une telle proposition.

[2C’est la même situation que celle du bébé qui refuse le biberon, ou, pire, le sein Rappelons ici que la majorité des aides-soignants sont des femmes, et souvent des femmes jeunes ; il faudrait tirer toutes les conséquences du fait que leur modèle relationnel le plus prégnant est la relation mère/enfant ; à le méconnaître on se prive d’un outil essentiel pour comprendre notamment les déviations de la relation de soin.

[3Ce ne sont pas les commissions menus qui vont compenser cette perte du droit de décider.

[4Il faudrait aussi se demander si le régime n’est pas tout simplement une manière d’échapper à l’impuissance ; si la diététique tenait la place que l’on sait dans la médecine d’Hippocrate, c’est largement parce qu’il n’y avait pas d’autre perspective thérapeutique ; et tout le monde connaît l’impressionnante liste des prescriptions diététiques dont nos grand-mères disposaient pour la moindre babiole.

[5Cela pose cependant une question : compte tenu de l’augmentation de la longévité, à quel âge devient-il légitime de ne plus s’en préoccuper ? Provisoirement je dirais qu’un octogénaire qui n’a aucun dégât dans sa rétine, qui n’a pas d’albumine dans ses urines et qui ne fait pas n’importe quoi avec son diabète n’a pas à se préoccuper des complications à long terme ; mais je veux bien être démenti.

[6On passe sur les détails.

[7Redisons ici qu’une glycémie à 2 g/l, voire 2,5 g, n’a aucune importance, du moins chez le sujet âgé.

[8L’insuline est le seul traitement rationnel du diabète chez le sujet âgé.